Docteur Mosus lui demanda donc: - Décrivez-moi vos symptômes
Elle lui répondit :
- Je ne sais pas trop quel mal m’afflige.
J’ai l’impression d’être déréglée. Un événement heureux se produit dans la vie d’une personne de mon entourage et je la félicite faussement. Une bonne nouvelle, j’envoie des vœux à contrecoeur. Une réussite, mon humeur devient maussade pour le reste de la journée.
- Hummm. Vous ne vous réjouissez jamais?
- Oui, bien sûr, et c’est là qu’est le problème. Lorsque j’apprends que la fortune s’en est allée, que de grands projets ont échoué, j’en ressens une forme de satisfaction intérieure. J’ai l’impression que la vie me fait un clin d’œil en emportant les espoirs des autres. Ces moments me font… cela m’embête un peu de vous l’avouer… Ces moments me font sourire - en général intérieurement – quand même!
Vous croyez que c’est la dépression?
Mosus se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il mit les mains dans les poches de son sarrau. Il inspira profondément, puis se retourna vers Emma, l’air désolé. Il fit non de la tête en regardant par terre, se frotta le visage d’un mouvement allant du front vers le menton, tirant ses traits vers le bas. Il resta comme figé, le menton dans la main.
Inquiète, Emma lui dit :
- Vous me faites peur docteur. Dites quelque chose! Ce n’est de grave j’espère. Qu’un trouble passager de l’humeur. Une amie m’a dit avoir déjà eu des symptômes semblables. Son médecin lui a prescrit quelque chose et depuis, tout est rentré dans l’ordre.
- Ma chère Emma, j’ai bien peur que l’épidémie vous ait gagnée vous aussi. Ce mal en afflige plusieurs. Au moins aurez-vous eu, vous, la lucidité de comprendre que quelque chose ne tournait pas rond.
- De quel mal s’agit-il?
- Vous souffrez d’envie ma chère.
Emma s’esclaffa.
- Mais vous vous moquez de moi? L’envie, ce n’est ni un mal, ni une maladie. S’il en est, et bien c’est au contraire une bonne chose que d’envier un peu… ça nous permet de rêver, de se fixer des objectifs, d’idéaliser.
- Vous savez Emma, dans ma carrière de médecin, l’envie, sous toutes ses formes a affligé mes patients :
L’envie cuticule, ces petites peaux qui unissent l’ongle au doigt;
L’envie tache de naissance, qui enjolive le visage de bébé, à la déception des parents qui font semblant de ne pas la voir;
L’envie jalouse, qui fait poser aux amants des gestes qu’ils regretteront;
L’envie capricieuse, ces besoins de gamins auxquels répondent les parents qui ne veulent qu’acheter la paix au lieu d’inculquer la patience et le mérite;
L’envie désir, qui cultive la flamme des couples amoureux et
L’envie organique, celle qui devrait toujours s’évacuer au petit coin…
Dans votre cas, c’est la pire forme d’envie dont vous souffrez… L’envie hypocrite. De cette envie dont on minimise les effets. Celle qui se présente comme un espoir. Un rayon de lumière sur un idéal. Qui nous fait dire candidement :
Qu’est-ce que je donnerais pour être à sa place…
Quelle chance elle a de vivre sa vie ainsi…
Comme ils ont l’air heureux…
Si seulement j’avais pu, j’avais su, si, si… et bien moi aussi j’aurais pu.
Emma écoutait, mais avec une attention détachée. Elle dit:
- Je vous accorde ceci de l’envie qu’elle tend à nous amener à idéaliser la vie de l’autre. Mais il ne s’agit pas d’un mal, mais plutôt d’une force motrice. Elle sème le désir, puis nous donne éventuellement l’impulsion pour agir. Le courage de réaliser nos rêves.
- Mais vous n’en faites rien, n’est-ce pas?
Elle soutint son regard. Mais les mots ne venaient pas. Elle aurait voulu lui donner un exemple, une preuve qu’il avait tort, mais il parla le premier.
- C’est pour cela que je vous parle de l’envie hypocrite.
Parce que l’envie gangrène le bonheur.
C’est un mal social.
L’envie est la maladie du bonheur. Et le bonheur ... ce à quoi nous aspirons tous.
Votre venue ici n’est pas étrangère à ce phénomène. Vous avez l’impression que le bonheur glisse entre vos doigts, alors qu’autour de vous, les gens semblent si heureux.
Emma restait silencieuse. Ces derniers mots avaient eu un petit écho dans sa poitrine. Sa gorge était serrée. L’idée que ce médecin - qu’elle ne connaissait pas tant que ça - pouvait avoir senti qu’elle n’était pas heureuse l’accablait. C'était l'entendre à haute voix qui l'avait happée. Elle sursauta lorsqu'il dit:
- Ah!… vous commencez à saisir?
Mais entendez-moi bien. Je ne dis pas que la vie des autres ne peut jamais nous nourrir. On peut puiser l’inspiration dans les succès des autres. Et ça arrive.
L’envie ce n’est pas l’admiration que l’on porte à son idole. On ne l’envie pas, il est trop lointain. On l’admire… c’est très différent.
Emma osa :
- Alors si je vous comprends bien, vous me comparez à la grenouille de Lafontaine, celle qui voulait, en grosseur, égaler celle du bœuf?
- Point du tout!
L’envie, ce n’est pas la chétive pécore de Lafontaine. La grenouille n’était qu’ambitieuse. Crevée en réalisant plus que son potentiel. Mais pas envieuse, ça non. Elle a trop travaillé.
Je pense plutôt que l’envieux ferait bien, comme le fit le loup de Lafontaine, de questionner le chien, plutôt que de l’envier de loin, et s’intéresser au sort de l’envié. L’envie lui passerait sûrement (!).
Emma soupira. Puis elle ajouta :
- Si je saisis bien où vous voulez en venir, tous les gens devraient s’efforcer de ne jamais ressentir l’envie hypocrite, comme vous la désignez?
- L’envie est une passion humaine fondamentale. Je ne crois pas que l’on puisse s’en défaire. Je crois toutefois que l’envie devrait être réservée aux événements heureux de la vie d’autrui qui ont un caractère fortuit… aux avantages qui ont été obtenus par un heureux hasard.
Ces adjuvants du destin qui rendent la vie plus facile, ou plus belle, sans que l’on y ait mis l’entier effort. On peut envier la chance qui sourit à l'autre car on ne peut qu’espérer qu’elle nous gratifie nous aussi.
Par contre, les succès obtenus grâce à l’effort sont à la portée de tous. Et c’est là que l’envie nuit; elle rend complaisant et amer. Elle nous fait regarder par la fenêtre ce qui se passe dehors plutôt que de se mettre à la tâche, en dedans.
Aristote* disait qu’on préfère ce que beaucoup de gens recherchent et ce qui paraît digne d'être disputé. Beaucoup de gens font ce que tout le monde fait : rien. Moi j’ajouterais que beaucoup de gens sont spectateurs de la vie des autres, par la télévision ou les médias sociaux. Ils ont l’impression que les autres sont heureux. Rappelez-vous le loup...
Alors, y a-t-il un remède docteur?
- Pour peu que vous aspiriez réellement au bonheur oui.
Je me permets encore d’Aristote* pour qui le bonheur est une réussite obtenue avec le concours de la vertu; Le bonheur est le fait de se suffire à soi-même, de mener une vie très agréable et avec sûreté. Posséder un ou plusieurs de ces biens, presque tout le monde convient que c'est là le bonheur.
L’idéal ajouterait à cela un grand nombre d'amis, l’amitié des gens honnêtes, la richesse, une descendance prospère, une belle vieillesse la santé, la beauté, la vigueur, la grande taille, la renommée, l'honneur, la bonne fortune, la prudence, le courage, la justice et la tempérance.
Je vous recommanderai donc ces trois baumes :
Le visionnement du film : The Pursuit of Happyness
La lecture de Propos sur le bonheur, d’Alain et de L'Art du bonheur, Propos du Dalaï Lama recueillis par Howard Cutler.
En ce début d’année 2011, je vous souhaite d’être heureuse.
Et une fois cela dit… sachez que le bonheur est le seul antidote: les personnes heureuses ne souffrent pas d'envie hypocrite.
*Aristote, Rhétorique