samedi 5 février 2011

Les missions "Angelo" - Cinquième partie

- Angelo.

Elle avait soupiré.

- Angelo, le rebelle inatteignable. Et moi, la fugitive libérée. En fait, nous étions tous les deux en fugue. Je n’ai jamais su ce qu’il fuyait, mais je l’ai souvent deviné. C’est Johnnie Walker qui a joué les entremetteurs.

Et Elle m’a tout raconté.

Les soirs, après ses journées de travail comme réceptionniste, Elle allait prendre quelques verres au cabaret de l’hôtel. Angelo était un habitué du cabaret et il y avait ses habitudes. Trois Johnnie durant la soirée et un petit pour la route. Mais Elle aussi était une intime de Johnnie. Un soir, les réserves de Johnnie se sont retrouvées pratiquement à sec. Le barman lui avait dit :

- I’m sorry ma’am. But I’ll have to offer you something else. Angelo is playing tonight and he’ll be furious if I can‘t serve him his whisky.

Quand Angelo était arrivé, elle avait reconnu le pianiste du cabaret. Elle ne lui avait jamais vraiment prêté attention. Il était d’une allure quelconque. Pas assez distingué pour Elle, un « étrange », m’a-t-elle dit.

S’il y a une chose qui lui importait, c’était la galanterie. J’imagine son air contrarié devant le barman qui lui refusait ce qu’Elle voulait. Le fait qu’on ait réservé son Johnnie au profit de cet étrange l’avait irritée. Mais elle était joueuse… je dirais même qu’elle était playeur au sens très large du terme. Du gambling – jeux de cartes, de dés, de roulette - à la persuasion par le charme, elle savait avoir le dernier mot. Elle avait donc joué.

Elle était allée le voir avec un verre vide à la main.

- Let’s make a deal.

Elle lui avait proposé un toast inusité. Elle lui avait tendu le verre vide et lui avait dit qu’elle était capable de lui faire verser suffisamment de larmes pour en remplir le fond du verre et qu’il les boive. Si elle y parvenait, il acceptait de lui offrir le Johnnie restant et de l’engager comme chanteuse. Si elle échouait, elle chanterait pour lui gratuitement durant six mois et lui offrirait le Johnnie durant tout ce temps.

Je l’imagine. Elle n’était pas grande, à peine cinq pieds et portait le talon plat. Mais elle avait des cheveux noir geai, aux reflets bleutés et le regard perçant. On aurait pu la confondre avec Edith Piaf. Je suis certaine que c’est cette ressemblance qui a joué en sa faveur, ce beau sosie de la môme.

Il a évidemment accepté le pari. Il devait être amusé et surtout, que pouvait-il réellement y perdre ?

Je ne sais pas si cela s’est réellement passé ainsi, mais elle m’a raconté être montée s’asseoir sur le piano et lui, il se serait assis sur le banc. Cette audace féminine lui aurait valu le silence de la salle. Elle aurait chanté, sans micro ni accompagnement, cet air. Cet hymne qu’elle écoutait encore tous les jours lorsque j’étais enfant. Cette mélodie que faussait une petite rose en plastique posée sur la table près d’elle lorsque l’on pressait son unique feuille raide. Ne lui ayant jamais réellement connu ce côté romantique, je m’étonne encore de ce qu’elle ait pu oser ces tendres paroles :

Love me tender,

Love me dear,

Tell me you are mine.

I’ll be yours through all the years,

Till the end of time.


When at last your dreams come true

Darling this I know

Happiness will follow you

Everywhere you go**

- Alors on a fait un toast! Moi avec mon verre de Johnnie et lui, avec son petit fond de larmes! Ha! À moi le Johnnie et à moi le cabaret! Tu sais mon amie, je n’ai jamais perdu mes paris…

Je suis certaine qu'elle avait été foudroyante de crédibilité. Elle-même avait sans doute lutté contre les sanglots.

Alors elle avait commencé à accompagner Angelo. Ils se tenaient compagnie sur scène et ils partageaient maintenant le Johnnie.

[à suivre]
** Ce dernier couplet n'a pas été repris par le King dans la version commune de Love me tender ce qui en fait un extrait inédit.

vendredi 4 février 2011

Les missions "Angelo" - Quatrième partie


- - Hé! Qu’est-ce que tu fais là? C’est une propriété privée ici!

Mon sang avait arrêté de circuler. Je me suis figée sur place. Je savais que je faisais quelque chose d’interdit. Je me sentais prisonnière… du mauvais côté de la clôture. J’avais mal aux mains, j’avais froid et il commençait à faire noir.

- - Hé toi! La petite fille au manteau bleu. Je te parle! C’est une propriété privée ici. Tu dois rentrer chez toi!

Je me suis retournée.

Je voulais voir qui me parlait. J’étais terrifiée. ELLE m’avait raconté des histoires de sa vie d’enfance, lorsqu’elle était pensionnaire chez les religieuses. Des histoires de savon sur la langue, des histoires de doigts de petites filles qu’on coince exprès dans les tiroirs du pupitre, des histoires de parents qui ne viennent pas vous visiter le jour de votre anniversaire, des histoires de repas gluants… Des histoires, certes, mais des histoires qui marquent. J’étais sur le terrain du couvent.

- Hé toi!

C’était une grosse religieuse qui m’interpellait. Pas comme celles qu’on voit dans Sister Act, pas une jolie gentille religieuse. Oh que non! Plutôt la parfaite mère supérieure. Énorme dans son rouleau d’étoffe noire. In-mariable, et donc, dangereusement frustrée. Sans espoir de descendants, et donc, allergique aux enfants.

- Je cherche euh… la maison de bois rond.

- La maison de bois rond? Il n’y a pas de maison sur ce terrain. Et tu n’as pas d’affaires ici. Retourne chez toi.

Les histoires de couvent me revenaient… et le personnage principal avait maintenant un visage. Comme ses semaines avaient dû être longues lorsqu’ELLE était petite. Je l’imaginais toute petite dans le grand dortoir noir. J’ai finalement osé :

- Je suis censée apporter ces glands pour les écureuils qui habitent dans la petite maison de bois rond.

Elle a éclaté de rire et m’a balancé cette insulte :

- Et tu vas aussi me dire qu’à ton âge tu crois encore au père Noël? Tiens on dirait que j'entends la clochette du petit renne au nez rouge! Ha! Ha! Ha!

Le choc a été brutal. Non pas que je n’eus pas encore percé le mystère du gros bonhomme à la barbe blanche – franchement! —, mais j’avais la conviction de m’être fait avoir. Par celle que j’aimais le plus au monde. Si les écureuils étaient l’équivalent du père Noël… J’avais honte d’y avoir cru. Je n’avais jamais douté d’elle. J’avais toujours tout pris au mot. Jusque-là, jamais je n’avais remis quoi que ce soit en question. Et là, le doute.

Alors j’ai vidé le contenu de mes poches par terre : mes deux grosses poignées de glands. En fait, je les ai lancés de rage.

Et j’ai repris le chemin de la maison. Les poings fermés dans mes poches vides, j’avais de la difficulté à retenir mes larmes. J’avalais sans cesse et j’écarquillais les yeux pour ne pas que les larmes coulent. Rendue en haut de la côte, j’ai couru vers le parc. Au loin, j’ai vu qu’il y avait de la visite à la maison. Trois voitures étaient garées dans l’entrée; celle de mon père, celle de mon grand-père et une autre que je ne reconnaissais pas. Ils étaient arrivés durant mon escapade. J’ai traversé la rue, et je me suis cachée de l’autre côté du cèdre. Je ne voulais pas qu’on sache que j’avais pleuré. En fait, je ne voulais pas qu’ELLE sache que j’avais pleuré. Et je ne savais pas ce que j’allais lui dire. Mais il y allait y avoir des explications.

J’ai entendu la porte d’entrée s’ouvrir. J’imaginais que mes parents s’inquiétaient, il faisait noir et le parc était désert. Alors je me suis levée et j’ai dit « BOUH! », pour leur faire peur et faire semblant que je m’étais simplement cachée, pour jouer. Mon grand-père a fait le saut, le plan a marché :

- La coquine était cachée derrière le cèdre!

Je suis entrée dans la maison. ELLE était allée « se reposer un peu » m’avait dit ma mère. N’importe quoi (!) Elle ne dormait jamais! J’ai pensé qu’Elle avait réalisé que cette fois, je n’avais pas mordu. Qu’il n’y avait pas de maison à trouver au bout du parc et qu’elle devrait s’expliquer.

Je suis allée m’asseoir dans son fauteuil. J’allais l’attendre jusqu’à ce qu’elle se relève, quitte à y passer la nuit. Et j’allais rester assise dans le fauteuil défendu jusqu’à ce qu’elle s’explique…

Je me suis réveillée le lendemain matin dans la chambre du fond. La chambre mauve. J’imagine que je m’étais endormie en l’attendant et qu’on m’avait transportée dans le lit. J’avais perdu mon avantage stratégique; Elle était déjà levée, bien assise dans son royaume. J’entendais Arthur à la radio… merde.

- Bon matin mon oiseau bleu! Tu as fait de beaux rêves?

Je ne partageais pas sa bonne humeur. L’affront de la veille me revenait. Je me suis assise sur l’autre fauteuil. Je ne lui ai pas répondu.

- Shut the door. J’ai quelque chose à te raconter.

J’ai soupiré puis j’ai fermé la porte. J’allais peut-être savoir pourquoi sans avoir à initier le dialogue. Je me suis étendue sur l’autre divan. Je regardais le plafond.

- Je sais qu’hier, quand tu es allée au parc, tu n’as rien trouvé. Je m’excuse. Je n’avais pas le choix de t’envoyer. C’est à cause d’Ange… C’est à cause d’Angelo.

Je me suis assise. J’écoutais. Attentivement.

- Ce que je vais te raconter mon amie ne doit jamais sortir d’ici. Jure-le. Say I swear

- I swear.

- Il y a plusieurs années, lorsque mes enfants étaient petits et que j’avais encore « mes yeux », je me suis mise à détester ma vie. Alors je suis partie. Quelques mois. J’ai tout laissé derrière. Les enfants, les amis, la maison. Je suis retournée vivre aux États-Unis. Je me suis trouvé un emploi dans un grand hôtel comme réceptionniste. J’étais très jolie lorsque j’étais jeune et je me faisais beaucoup courtiser. Le soir, je chantais au cabaret de l’hôtel. Je reprenais des succès d’Elvis et de crooners. J’avais beaucoup d’admirateurs. Une fois par semaine, un pianiste m’accompagnait. Il s’appelait Angelo.

[à suivre]

lundi 24 janvier 2011

Les missions "Angelo" - Troisième partie


Je devais avoir 7 ou 8 ans. Elle m’avait dit :

- - Vite, mets ton manteau, sors, va dans le parc en face. Tout au fond, va voir la petite maison de bois rond. Dis-moi si la famille d’écureuils y habite encore. Je crois qu’ils vont mourir de faim cet hiver. Tu sais ce que tu dois faire.

Je dois ici faire une parenthèse concernant les écureuils. Nous avions une relation très particulière avec ces animaux. C’était notre cause, les écureuils. Chaque automne, il y avait la corvée « glands ». Dans le parc, en face, il y avait une forêt de chênes. Chaque automne, ma sœur et moi traversions avec chacune un contenant de margarine vide et nous devions le remplir de glands. Puis, de retour à la maison, il fallait trier les glands par grosseur. Dans ce temps-là, les seuls glands qui existaient étaient ceux des chênes… Une fois triés, on les cachait dans la cour, dans les trous des blocs de ciment gris qui retenaient l’escalier de la porte de côté, que plus personne n’utilisait. On avait deux écureuils : un petit et un gros. Alors les petits glands étaient pour le petit et les gros…

Il n’avait jamais été question du lieu de résidence de nos protégés jusqu’à ce jour-là. Alors je suis sortie pour aller au fond du parc, à la recherche de la cabane de bois rond. Il fallait que je repère la maison et que je livre des glands. J’étais inquiète pour eux, et j’avais aussi un peu peur. Une histoire de morsure d’écureuil qu’avait subie mon père m’avait laissée craintive d’en voir un s’approcher de trop près.

Le problème était que le fond du parc était clôturé : une haute clôture d’une dizaine de pieds.

De l’autre côté de la clôture, la forêt était assez dense, plus dense que dans le parc. J’avais beau arpenter la clôture à la recherche de la petite maison en bois, je ne la voyais pas. Je me concentrais à regarder entre les arbres, rien. Alors j’ai essayé de grimper la clôture, pour passer de l’autre côté. Rendue à mi-hauteur, j’ai eu peur. Mon pied a glissé et je me suis retrouvée pendue par les mains agrippées au grillage. Je me suis coupée aux mains, et je me suis retrouvée par terre.

Alors j’ai décidé de longer la clôture, vers le haut de la côte, en direction de la rue principale. Il fallait bien que la clôture s’arrête quelque part et de là, je pourrais la contourner et aller voir dans la forêt.

Rendue en haut de la côte, la clôture faisait le coin… bien entendu, elle entourait le terrain sur lequel se trouvait le couvent. J’ai poursuivi mon chemin, à la recherche de l’entrée. J’y suis finalement arrivée. L’idée était de longer la clôture de l’intérieur du terrain tout en cherchant la fameuse maison de bois. J’étais presque rendue à la hauteur de la maison lorsqu’une voix m’a hélée :

- Hé! Qu’est-ce que tu fais là? C’est une propriété privée ici!

[à suivre]

dimanche 23 janvier 2011

Les missions "Angelo" - Deuxième partie



Angelo, c’était un nom de code. À la fin, il suffisait qu’elle me dise : « Ange » et je comprenais. Hop dans l’entrée, les bottes, le manteau, la petite soeur, tous les cousins qui traînaient, la petite horloge de table et quelques billets dans l’armoire. Selon ce qu’elle me disait, en langage codé, encore:

- - Haut gauche deux. Milieu droite un. Bas droite un.

Dans ce temps-là, l’argent était en papier. Elle gardait des enveloppes, classées dans une commode monsieur. Les billets de 1 $ étaient en haut à droite. Les billets de 2 $ en haut à gauche. Les billets de 5 $ et de 10 $ sur la tablette du centre. Les 20 $ et les 50 $ en bas. Et elle avait des billets de 100 $, dans un portefeuille d’homme, dans un sac à main, dans le garde-robe. Je savais tout. J’avais pensé le système avec elle. Sur les enveloppes, c’était mon écriture maladroite. Je l’aidais à classer ses billets lorsque mon grand-père revenait de la Caisse populaire. Les billets quand on est aveugle, et bien c’est tout pareil!

- - Haut gauche deux. Milieu droite un. Bas droite un.

Trente-quatre. Trente-quatre dollars. Trente-quatre minutes. C’était l’entente.

Lorsque le code sortait, mon cœur s’arrêtait de battre. J’étais comme en mission secrète. On avait notre système et les autres n’y voyaient que du feu. Mais il fallait faire vite. J’avais deux minutes, à peine, pour que tout le monde soit dehors. Les enfants, c’était mon rôle. Elle, elle s’occupait des adultes. Il ne fallait pas oublier l’horloge de table.

La fameuse horloge. Je l’ai gardée, quelque part dans mes boîtes de souvenirs. L’attraction! Les missions, c’étaient les seuls moments où on pouvait jouer avec l’horloge de table! Parce qu’elle pouvait être désagréable cette horloge. Elle « disait » littéralement l’heure… :

— "Il est vingt heurE, cinquantE quatrE minutEs."

Elle disait l’heure, avec l’accent français. Cela l’irritait. Elle seule avait le droit d’interroger l’horloge.

-- - Privilège d’aveugle, disait-elle. Tu as des yeux toi! Et bien, sers-t’en!

Vlan. Sans chichi. Gare à celui qui osait appuyer sur ce bouton qui délivrait la voix française. Il aurait reçu quelque chose par la tête. Elle avait beau ne pas voir, elle savait viser. J’en ai vu qui se sont pris des bols de bonbons, une pantoufle, une balle de laine (pas trop douloureux, mais celui qui l’a reçue en pleine gueule avait deux ans…), un carton de cigarettes complet et même ses lunettes par la tête. Ne JAMAIS interroger la française… le mot avait fini par circuler et les lancers se sont calmés.

- - Angelo!

Par deux fois, en mission, j’étais seule. Je n’ai jamais compris pourquoi je devais aussi mettre le plan à exécution, parce que MOI je savais ce que le mot codé cachait. Mais elle avait insisté lorsque je lui avais demandé pourquoi :

- - Il ne faut pas que tu t’enrouilles. Tu dois rester très vive à chaque fois. Je dis le code, tu mets le plan à exécution.

Une chose cependant, lorsque j’étais seule, il lui est arrivé de dire :

- Porte-monnaie sac à main, un.

Cela voulait dire 100 $! C’était sa façon de me remercier pour ma discrétion. Mais cent minutes à passer en dehors de la maison, c’est long.

Alors j’ai commencé à tricher. Et j’ai aussi montré aux petits à tricher dans la mission. Devant la maison, il y avait un immense cèdre, taillé en grosse boule, style boule de l’expo 67. Alors si une mission avait lieu durant l’hiver, et bien on se réfugiait de l’autre côté de la boule, côté rue. Et je me mettais les billets dans les poches. Et on faisait parler la française :

« Il est – Il est – Il est deux – Il est deux – Il est deux heurE et cinquantE cinq minutEs »

« Il est deux – Il est deux heurE et cinquantE six minutEs »

- - OK ça va faire! Chacun notre tour sinon, je vais dire que vous avez joué avec l’horloge de table!

La menace marchait à tout coup.

Quand j’y repense, c’est drôle de se dire qu’on se cachait. Elle était aveugle. On aurait tout aussi bien pu s’asseoir sur le perron ou aller dans la cour arrière ou jouer au parc en face. Mais l’entente était qu’on ne devait pas se trouver sur la rue ni autour de la maison. On devait aller à un endroit d’où on ne voyait pas la maison, « pas même son toit », elle avait insisté là-dessus. Mais quand c’était l’hiver, nos parents nous interdisaient d’aller en haut de la côte, et en bas, et bien les gens ne toléraient pas qu’on joue sur leur terrain. Les missions étaient compliquées l’hiver.

Quand la mission avait lieu l’été, c’était plus agréable. On montait la côte et on allait à la « Tabagie chez Sandra ».

Je nous imagine nous, trois-quatre petits culs, les poches remplies d’argent. Trente-cinq dollars de jujubes à la cenne, ça en fait du mal de cœur. Et des chocolats, et des jus en sacs transparents. Des pailles avec de la poudre, des tubes de cire avec du jus, des popsicles, des gommes avec du jus, des gommes avec des blagues, des poubelles avec des bonbons poudreux en forme de déchets à l’intérieur, des gommes au savon, des jujubes en forme de bouches, de pieds, des casses-gueules plus gros que nos bouches, des sacs de chips à 25 sous, des bouteilles de liqueur au crème soda… Et des sacs à surprises. Les fameux sacs à surprises que nos parents ne voulaient jamais acheter. On pouvait s’offrir tout ce qu’on voulait… et évidemment, sous réserve de l’approbation de celle qui possédait l’argent : MOI!

Toute cette histoire de mission a commencé un jour d’automne, en fin d’après-midi.

[à suivre]

vendredi 21 janvier 2011

Les missions « Angelo » - Première partie


Nous étions de connivence. Comme deux gamines. J’avais 11 ans, elle, 68. Inutile de vous dire que mon père ne voyait pas d’un très bon œil cette alliance avec sa belle-mère, qui, en plus d’avoir eu des fréquentations plus que discutables, avait un fort penchant pour la bouteille. Cela explique pourquoi j’ai appris très jeune à décapsuler les bières. J’ai aussi appris à ne pas contrarier celle qui boit. Et à ne pas compter les consommations : « Ce n’est pas poli ».

Cette première bouffée, qui s’échappe de la bouteille et qui hume le houblon me ramène, encore aujourd’hui, à cette époque…

La fameuse « salle de télé », notre paradis.On se disait tout. Lorsque la maison devenait trop remplie, que le brouhaha des fêtes de famille nuisait à nos petits secrets, elle me prenait par le bras en m’entraînait dans la fameuse « salle de télé » en criant : « Que personne n’entre! On s’en va écouter mon programme ».

Dire qu’elle me prenait par le bras est un euphémisme; elle m’agrippait comme si elle avait peur de s’enfoncer, comme si elle craignait de me perdre dans la maison. Moi, je ressentais son malaise. Je pouvais dire exactement à quel moment on allait aller s’enfermer parce que je voyais son irritation. Elle s’isolait dans un mutisme boudeur et prenait ce regard grave qui me faisait peur. Elle aurait pu me faire signe de la tête, on aurait pu s’échanger des regards entendus. Mais c’était impossible. Nous n’avions aucune complicité du regard : elle était aveugle.

Et son statut d’aveugle, elle y tenait. Pas question de la traiter de « non-voyante », surtout pas.

- Non-voyant, c’est pas sérieux. C’est presque poétique. Moi, je suis aveugle.

Être aveugle c’est laid. Ça rend la vie laide. Ça n’a rien de poétique. Je n’ai jamais été une "voyante", alors je n’ai pas pu devenir non-voyante. Je suis AVEUGLE, and that’s it.

Et j’étais d’accord avec elle. En fait, j’étais d’accord avec tout ce qu’elle disait…

Comme tout bon aveugle, elle portait des verres fumés très foncés. C’était mieux ainsi. Elle m’avait déjà montré ses yeux… pour que je les lui décrive. Pas joli. Elle avait les yeux couleur lilas, mais sans pupilles… De quoi faire faire des cauchemars aux petits enfants… et aux grands. Les verres, le plus fumé possible. Ça avait été mon conseil. Qu’elle se garde une petite pudeur des yeux.

Immanquablement, dans les événements, venait le moment où elle en avait marre. Alors on s’enfermait. Peu importe la visite, peu importe l’occasion. Noël, un anniversaire, la fête des Mères. Peu importe que sa fille soit venue lui présenter son nouveau-né, que ma soeur soit en pleine démonstration de ses « talents » de violoniste, que mon oncle soit venu trouver du réconfort après sa séparation. Inévitablement, elle devenait excédée et on s’isolait… et j’adorais ça! Je débouchais une bière, on allumait la radio et on écoutait des enregistrements d’émissions d’André Arthur. Et on fumait.

Personne n’aurait osé venir troubler nos moments. Personne. Si on ne réapparaissait pas, et bien les gens la saluaient timidement à travers la porte à leur départ. Et elle saluait en retour, mais ne se levait pas. Et moi je saluais timidement, sachant fort bien qu’on me reprocherait plus tard mon manque de savoir-vivre :

- - Il me semble que c’est pas comme ça que je t’ai élevée! On sort de la salle de télé, on vient dire au revoir et on fait la bise aux invités lorsqu’ils quittent!

- - Oui maman. Je suis désolée.

Dans mon for intérieur, je savais que ces reproches étaient faits pour la forme. Parce que jamais elle ne serait venue me chercher pour me forcer à saluer. Dans cette maison, ce n’était pas ma mère qui décidait. C’était Elle et Elle m’avait prise sous son aile; tant que j’y étais blottie, personne ne pouvait m’atteindre. Je pouvais fumer en cachette de ma mère, qui était de l’autre côté du mur, ne manger que des bonbons et des chocolats, me coucher tard dans la nuit, tremper mes Oreo dans le lait…

Je suis très reconnaissante de l’avoir connue; encore davantage qu’elle m’ait aimée. C’était pour moi la plus mystérieuse des femmes. Le meilleur dans tout ça, c’est qu’elle me racontait ses secrets. Nous étions de grandes amies, elle me le disait. J’adorais quand elle m’appelait « Mon amie! » Pour moi, elle n’a jamais été vieille. Ni aveugle d’ailleurs.

Avec le recul, je constate qu’elle avait une force de vivre hors norme. Elle a survécu plusieurs années à ne se nourrir que d’oranges, de bananes et… de nicotine! Rien d’autre! Je me suis souvent demandé si elle dormait… elle était toujours là, assise dans son fauteuil, la cigarette qui grillait, la radio qui jouait. Elle regardait droit devant. Je me demande à quoi elle pensait. Ou à qui?

Peut-être à Angelo…

Angelo, je peux en parler maintenant… ça fait tellement d’années.

[à suivre]

mardi 18 janvier 2011

L'hypocrisie de l'envie



Docteur Mosus lui demanda donc:

- Décrivez-moi vos symptômes

Elle lui répondit :

- Je ne sais pas trop quel mal m’afflige.

J’ai l’impression d’être déréglée. Un événement heureux se produit dans la vie d’une personne de mon entourage et je la félicite faussement. Une bonne nouvelle, j’envoie des vœux à contrecoeur. Une réussite, mon humeur devient maussade pour le reste de la journée.

- Hummm. Vous ne vous réjouissez jamais?

- Oui, bien sûr, et c’est là qu’est le problème. Lorsque j’apprends que la fortune s’en est allée, que de grands projets ont échoué, j’en ressens une forme de satisfaction intérieure. J’ai l’impression que la vie me fait un clin d’œil en emportant les espoirs des autres. Ces moments me font… cela m’embête un peu de vous l’avouer… Ces moments me font sourire - en général intérieurement – quand même!

Vous croyez que c’est la dépression?

Mosus se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il mit les mains dans les poches de son sarrau. Il inspira profondément, puis se retourna vers Emma, l’air désolé. Il fit non de la tête en regardant par terre, se frotta le visage d’un mouvement allant du front vers le menton, tirant ses traits vers le bas. Il resta comme figé, le menton dans la main.

Inquiète, Emma lui dit :

- Vous me faites peur docteur. Dites quelque chose! Ce n’est de grave j’espère. Qu’un trouble passager de l’humeur. Une amie m’a dit avoir déjà eu des symptômes semblables. Son médecin lui a prescrit quelque chose et depuis, tout est rentré dans l’ordre.

- Ma chère Emma, j’ai bien peur que l’épidémie vous ait gagnée vous aussi. Ce mal en afflige plusieurs. Au moins aurez-vous eu, vous, la lucidité de comprendre que quelque chose ne tournait pas rond.

- De quel mal s’agit-il?

- Vous souffrez d’envie ma chère.

Emma s’esclaffa.

- Mais vous vous moquez de moi? L’envie, ce n’est ni un mal, ni une maladie. S’il en est, et bien c’est au contraire une bonne chose que d’envier un peu… ça nous permet de rêver, de se fixer des objectifs, d’idéaliser.

- Vous savez Emma, dans ma carrière de médecin, l’envie, sous toutes ses formes a affligé mes patients :

L’envie cuticule, ces petites peaux qui unissent l’ongle au doigt;

L’envie tache de naissance, qui enjolive le visage de bébé, à la déception des parents qui font semblant de ne pas la voir;

L’envie jalouse, qui fait poser aux amants des gestes qu’ils regretteront;

L’envie capricieuse, ces besoins de gamins auxquels répondent les parents qui ne veulent qu’acheter la paix au lieu d’inculquer la patience et le mérite;

L’envie désir, qui cultive la flamme des couples amoureux et

L’envie organique, celle qui devrait toujours s’évacuer au petit coin…

Dans votre cas, c’est la pire forme d’envie dont vous souffrez… L’envie hypocrite. De cette envie dont on minimise les effets. Celle qui se présente comme un espoir. Un rayon de lumière sur un idéal. Qui nous fait dire candidement :

Qu’est-ce que je donnerais pour être à sa place…

Quelle chance elle a de vivre sa vie ainsi…

Comme ils ont l’air heureux…

Si seulement j’avais pu, j’avais su, si, si… et bien moi aussi j’aurais pu.

Emma écoutait, mais avec une attention détachée. Elle dit:

- Je vous accorde ceci de l’envie qu’elle tend à nous amener à idéaliser la vie de l’autre. Mais il ne s’agit pas d’un mal, mais plutôt d’une force motrice. Elle sème le désir, puis nous donne éventuellement l’impulsion pour agir. Le courage de réaliser nos rêves.

- Mais vous n’en faites rien, n’est-ce pas?

Elle soutint son regard. Mais les mots ne venaient pas. Elle aurait voulu lui donner un exemple, une preuve qu’il avait tort, mais il parla le premier.

- C’est pour cela que je vous parle de l’envie hypocrite.

Parce que l’envie gangrène le bonheur.

C’est un mal social.

L’envie est la maladie du bonheur. Et le bonheur ... ce à quoi nous aspirons tous.

Votre venue ici n’est pas étrangère à ce phénomène. Vous avez l’impression que le bonheur glisse entre vos doigts, alors qu’autour de vous, les gens semblent si heureux.

Emma restait silencieuse. Ces derniers mots avaient eu un petit écho dans sa poitrine. Sa gorge était serrée. L’idée que ce médecin - qu’elle ne connaissait pas tant que ça - pouvait avoir senti qu’elle n’était pas heureuse l’accablait. C'était l'entendre à haute voix qui l'avait happée. Elle sursauta lorsqu'il dit:

- Ah!… vous commencez à saisir?

Mais entendez-moi bien. Je ne dis pas que la vie des autres ne peut jamais nous nourrir. On peut puiser l’inspiration dans les succès des autres. Et ça arrive.

L’envie ce n’est pas l’admiration que l’on porte à son idole. On ne l’envie pas, il est trop lointain. On l’admire… c’est très différent.

Emma osa :

- Alors si je vous comprends bien, vous me comparez à la grenouille de Lafontaine, celle qui voulait, en grosseur, égaler celle du bœuf?

- Point du tout!

L’envie, ce n’est pas la chétive pécore de Lafontaine. La grenouille n’était qu’ambitieuse. Crevée en réalisant plus que son potentiel. Mais pas envieuse, ça non. Elle a trop travaillé.

Je pense plutôt que l’envieux ferait bien, comme le fit le loup de Lafontaine, de questionner le chien, plutôt que de l’envier de loin, et s’intéresser au sort de l’envié. L’envie lui passerait sûrement (!).

Emma soupira. Puis elle ajouta :

- Si je saisis bien où vous voulez en venir, tous les gens devraient s’efforcer de ne jamais ressentir l’envie hypocrite, comme vous la désignez?

- L’envie est une passion humaine fondamentale. Je ne crois pas que l’on puisse s’en défaire. Je crois toutefois que l’envie devrait être réservée aux événements heureux de la vie d’autrui qui ont un caractère fortuit… aux avantages qui ont été obtenus par un heureux hasard.

Ces adjuvants du destin qui rendent la vie plus facile, ou plus belle, sans que l’on y ait mis l’entier effort. On peut envier la chance qui sourit à l'autre car on ne peut qu’espérer qu’elle nous gratifie nous aussi.

Par contre, les succès obtenus grâce à l’effort sont à la portée de tous. Et c’est là que l’envie nuit; elle rend complaisant et amer. Elle nous fait regarder par la fenêtre ce qui se passe dehors plutôt que de se mettre à la tâche, en dedans.

Aristote* disait qu’on préfère ce que beaucoup de gens recherchent et ce qui paraît digne d'être disputé. Beaucoup de gens font ce que tout le monde fait : rien. Moi j’ajouterais que beaucoup de gens sont spectateurs de la vie des autres, par la télévision ou les médias sociaux. Ils ont l’impression que les autres sont heureux. Rappelez-vous le loup...

Alors, y a-t-il un remède docteur?

- Pour peu que vous aspiriez réellement au bonheur oui.

Je me permets encore d’Aristote* pour qui le bonheur est une réussite obtenue avec le concours de la vertu; Le bonheur est le fait de se suffire à soi-même, de mener une vie très agréable et avec sûreté. Posséder un ou plusieurs de ces biens, presque tout le monde convient que c'est là le bonheur.

L’idéal ajouterait à cela un grand nombre d'amis, l’amitié des gens honnêtes, la richesse, une descendance prospère, une belle vieillesse la santé, la beauté, la vigueur, la grande taille, la renommée, l'honneur, la bonne fortune, la prudence, le courage, la justice et la tempérance.

Je vous recommanderai donc ces trois baumes :

Le visionnement du film : The Pursuit of Happyness

La lecture de Propos sur le bonheur, d’Alain et de L'Art du bonheur, Propos du Dalaï Lama recueillis par Howard Cutler.

En ce début d’année 2011, je vous souhaite d’être heureuse.

Et une fois cela dit… sachez que le bonheur est le seul antidote: les personnes heureuses ne souffrent pas d'envie hypocrite.

*Aristote, Rhétorique