samedi 5 février 2011

Les missions "Angelo" - Cinquième partie

- Angelo.

Elle avait soupiré.

- Angelo, le rebelle inatteignable. Et moi, la fugitive libérée. En fait, nous étions tous les deux en fugue. Je n’ai jamais su ce qu’il fuyait, mais je l’ai souvent deviné. C’est Johnnie Walker qui a joué les entremetteurs.

Et Elle m’a tout raconté.

Les soirs, après ses journées de travail comme réceptionniste, Elle allait prendre quelques verres au cabaret de l’hôtel. Angelo était un habitué du cabaret et il y avait ses habitudes. Trois Johnnie durant la soirée et un petit pour la route. Mais Elle aussi était une intime de Johnnie. Un soir, les réserves de Johnnie se sont retrouvées pratiquement à sec. Le barman lui avait dit :

- I’m sorry ma’am. But I’ll have to offer you something else. Angelo is playing tonight and he’ll be furious if I can‘t serve him his whisky.

Quand Angelo était arrivé, elle avait reconnu le pianiste du cabaret. Elle ne lui avait jamais vraiment prêté attention. Il était d’une allure quelconque. Pas assez distingué pour Elle, un « étrange », m’a-t-elle dit.

S’il y a une chose qui lui importait, c’était la galanterie. J’imagine son air contrarié devant le barman qui lui refusait ce qu’Elle voulait. Le fait qu’on ait réservé son Johnnie au profit de cet étrange l’avait irritée. Mais elle était joueuse… je dirais même qu’elle était playeur au sens très large du terme. Du gambling – jeux de cartes, de dés, de roulette - à la persuasion par le charme, elle savait avoir le dernier mot. Elle avait donc joué.

Elle était allée le voir avec un verre vide à la main.

- Let’s make a deal.

Elle lui avait proposé un toast inusité. Elle lui avait tendu le verre vide et lui avait dit qu’elle était capable de lui faire verser suffisamment de larmes pour en remplir le fond du verre et qu’il les boive. Si elle y parvenait, il acceptait de lui offrir le Johnnie restant et de l’engager comme chanteuse. Si elle échouait, elle chanterait pour lui gratuitement durant six mois et lui offrirait le Johnnie durant tout ce temps.

Je l’imagine. Elle n’était pas grande, à peine cinq pieds et portait le talon plat. Mais elle avait des cheveux noir geai, aux reflets bleutés et le regard perçant. On aurait pu la confondre avec Edith Piaf. Je suis certaine que c’est cette ressemblance qui a joué en sa faveur, ce beau sosie de la môme.

Il a évidemment accepté le pari. Il devait être amusé et surtout, que pouvait-il réellement y perdre ?

Je ne sais pas si cela s’est réellement passé ainsi, mais elle m’a raconté être montée s’asseoir sur le piano et lui, il se serait assis sur le banc. Cette audace féminine lui aurait valu le silence de la salle. Elle aurait chanté, sans micro ni accompagnement, cet air. Cet hymne qu’elle écoutait encore tous les jours lorsque j’étais enfant. Cette mélodie que faussait une petite rose en plastique posée sur la table près d’elle lorsque l’on pressait son unique feuille raide. Ne lui ayant jamais réellement connu ce côté romantique, je m’étonne encore de ce qu’elle ait pu oser ces tendres paroles :

Love me tender,

Love me dear,

Tell me you are mine.

I’ll be yours through all the years,

Till the end of time.


When at last your dreams come true

Darling this I know

Happiness will follow you

Everywhere you go**

- Alors on a fait un toast! Moi avec mon verre de Johnnie et lui, avec son petit fond de larmes! Ha! À moi le Johnnie et à moi le cabaret! Tu sais mon amie, je n’ai jamais perdu mes paris…

Je suis certaine qu'elle avait été foudroyante de crédibilité. Elle-même avait sans doute lutté contre les sanglots.

Alors elle avait commencé à accompagner Angelo. Ils se tenaient compagnie sur scène et ils partageaient maintenant le Johnnie.

[à suivre]
** Ce dernier couplet n'a pas été repris par le King dans la version commune de Love me tender ce qui en fait un extrait inédit.

vendredi 4 février 2011

Les missions "Angelo" - Quatrième partie


- - Hé! Qu’est-ce que tu fais là? C’est une propriété privée ici!

Mon sang avait arrêté de circuler. Je me suis figée sur place. Je savais que je faisais quelque chose d’interdit. Je me sentais prisonnière… du mauvais côté de la clôture. J’avais mal aux mains, j’avais froid et il commençait à faire noir.

- - Hé toi! La petite fille au manteau bleu. Je te parle! C’est une propriété privée ici. Tu dois rentrer chez toi!

Je me suis retournée.

Je voulais voir qui me parlait. J’étais terrifiée. ELLE m’avait raconté des histoires de sa vie d’enfance, lorsqu’elle était pensionnaire chez les religieuses. Des histoires de savon sur la langue, des histoires de doigts de petites filles qu’on coince exprès dans les tiroirs du pupitre, des histoires de parents qui ne viennent pas vous visiter le jour de votre anniversaire, des histoires de repas gluants… Des histoires, certes, mais des histoires qui marquent. J’étais sur le terrain du couvent.

- Hé toi!

C’était une grosse religieuse qui m’interpellait. Pas comme celles qu’on voit dans Sister Act, pas une jolie gentille religieuse. Oh que non! Plutôt la parfaite mère supérieure. Énorme dans son rouleau d’étoffe noire. In-mariable, et donc, dangereusement frustrée. Sans espoir de descendants, et donc, allergique aux enfants.

- Je cherche euh… la maison de bois rond.

- La maison de bois rond? Il n’y a pas de maison sur ce terrain. Et tu n’as pas d’affaires ici. Retourne chez toi.

Les histoires de couvent me revenaient… et le personnage principal avait maintenant un visage. Comme ses semaines avaient dû être longues lorsqu’ELLE était petite. Je l’imaginais toute petite dans le grand dortoir noir. J’ai finalement osé :

- Je suis censée apporter ces glands pour les écureuils qui habitent dans la petite maison de bois rond.

Elle a éclaté de rire et m’a balancé cette insulte :

- Et tu vas aussi me dire qu’à ton âge tu crois encore au père Noël? Tiens on dirait que j'entends la clochette du petit renne au nez rouge! Ha! Ha! Ha!

Le choc a été brutal. Non pas que je n’eus pas encore percé le mystère du gros bonhomme à la barbe blanche – franchement! —, mais j’avais la conviction de m’être fait avoir. Par celle que j’aimais le plus au monde. Si les écureuils étaient l’équivalent du père Noël… J’avais honte d’y avoir cru. Je n’avais jamais douté d’elle. J’avais toujours tout pris au mot. Jusque-là, jamais je n’avais remis quoi que ce soit en question. Et là, le doute.

Alors j’ai vidé le contenu de mes poches par terre : mes deux grosses poignées de glands. En fait, je les ai lancés de rage.

Et j’ai repris le chemin de la maison. Les poings fermés dans mes poches vides, j’avais de la difficulté à retenir mes larmes. J’avalais sans cesse et j’écarquillais les yeux pour ne pas que les larmes coulent. Rendue en haut de la côte, j’ai couru vers le parc. Au loin, j’ai vu qu’il y avait de la visite à la maison. Trois voitures étaient garées dans l’entrée; celle de mon père, celle de mon grand-père et une autre que je ne reconnaissais pas. Ils étaient arrivés durant mon escapade. J’ai traversé la rue, et je me suis cachée de l’autre côté du cèdre. Je ne voulais pas qu’on sache que j’avais pleuré. En fait, je ne voulais pas qu’ELLE sache que j’avais pleuré. Et je ne savais pas ce que j’allais lui dire. Mais il y allait y avoir des explications.

J’ai entendu la porte d’entrée s’ouvrir. J’imaginais que mes parents s’inquiétaient, il faisait noir et le parc était désert. Alors je me suis levée et j’ai dit « BOUH! », pour leur faire peur et faire semblant que je m’étais simplement cachée, pour jouer. Mon grand-père a fait le saut, le plan a marché :

- La coquine était cachée derrière le cèdre!

Je suis entrée dans la maison. ELLE était allée « se reposer un peu » m’avait dit ma mère. N’importe quoi (!) Elle ne dormait jamais! J’ai pensé qu’Elle avait réalisé que cette fois, je n’avais pas mordu. Qu’il n’y avait pas de maison à trouver au bout du parc et qu’elle devrait s’expliquer.

Je suis allée m’asseoir dans son fauteuil. J’allais l’attendre jusqu’à ce qu’elle se relève, quitte à y passer la nuit. Et j’allais rester assise dans le fauteuil défendu jusqu’à ce qu’elle s’explique…

Je me suis réveillée le lendemain matin dans la chambre du fond. La chambre mauve. J’imagine que je m’étais endormie en l’attendant et qu’on m’avait transportée dans le lit. J’avais perdu mon avantage stratégique; Elle était déjà levée, bien assise dans son royaume. J’entendais Arthur à la radio… merde.

- Bon matin mon oiseau bleu! Tu as fait de beaux rêves?

Je ne partageais pas sa bonne humeur. L’affront de la veille me revenait. Je me suis assise sur l’autre fauteuil. Je ne lui ai pas répondu.

- Shut the door. J’ai quelque chose à te raconter.

J’ai soupiré puis j’ai fermé la porte. J’allais peut-être savoir pourquoi sans avoir à initier le dialogue. Je me suis étendue sur l’autre divan. Je regardais le plafond.

- Je sais qu’hier, quand tu es allée au parc, tu n’as rien trouvé. Je m’excuse. Je n’avais pas le choix de t’envoyer. C’est à cause d’Ange… C’est à cause d’Angelo.

Je me suis assise. J’écoutais. Attentivement.

- Ce que je vais te raconter mon amie ne doit jamais sortir d’ici. Jure-le. Say I swear

- I swear.

- Il y a plusieurs années, lorsque mes enfants étaient petits et que j’avais encore « mes yeux », je me suis mise à détester ma vie. Alors je suis partie. Quelques mois. J’ai tout laissé derrière. Les enfants, les amis, la maison. Je suis retournée vivre aux États-Unis. Je me suis trouvé un emploi dans un grand hôtel comme réceptionniste. J’étais très jolie lorsque j’étais jeune et je me faisais beaucoup courtiser. Le soir, je chantais au cabaret de l’hôtel. Je reprenais des succès d’Elvis et de crooners. J’avais beaucoup d’admirateurs. Une fois par semaine, un pianiste m’accompagnait. Il s’appelait Angelo.

[à suivre]