dimanche 23 janvier 2011

Les missions "Angelo" - Deuxième partie



Angelo, c’était un nom de code. À la fin, il suffisait qu’elle me dise : « Ange » et je comprenais. Hop dans l’entrée, les bottes, le manteau, la petite soeur, tous les cousins qui traînaient, la petite horloge de table et quelques billets dans l’armoire. Selon ce qu’elle me disait, en langage codé, encore:

- - Haut gauche deux. Milieu droite un. Bas droite un.

Dans ce temps-là, l’argent était en papier. Elle gardait des enveloppes, classées dans une commode monsieur. Les billets de 1 $ étaient en haut à droite. Les billets de 2 $ en haut à gauche. Les billets de 5 $ et de 10 $ sur la tablette du centre. Les 20 $ et les 50 $ en bas. Et elle avait des billets de 100 $, dans un portefeuille d’homme, dans un sac à main, dans le garde-robe. Je savais tout. J’avais pensé le système avec elle. Sur les enveloppes, c’était mon écriture maladroite. Je l’aidais à classer ses billets lorsque mon grand-père revenait de la Caisse populaire. Les billets quand on est aveugle, et bien c’est tout pareil!

- - Haut gauche deux. Milieu droite un. Bas droite un.

Trente-quatre. Trente-quatre dollars. Trente-quatre minutes. C’était l’entente.

Lorsque le code sortait, mon cœur s’arrêtait de battre. J’étais comme en mission secrète. On avait notre système et les autres n’y voyaient que du feu. Mais il fallait faire vite. J’avais deux minutes, à peine, pour que tout le monde soit dehors. Les enfants, c’était mon rôle. Elle, elle s’occupait des adultes. Il ne fallait pas oublier l’horloge de table.

La fameuse horloge. Je l’ai gardée, quelque part dans mes boîtes de souvenirs. L’attraction! Les missions, c’étaient les seuls moments où on pouvait jouer avec l’horloge de table! Parce qu’elle pouvait être désagréable cette horloge. Elle « disait » littéralement l’heure… :

— "Il est vingt heurE, cinquantE quatrE minutEs."

Elle disait l’heure, avec l’accent français. Cela l’irritait. Elle seule avait le droit d’interroger l’horloge.

-- - Privilège d’aveugle, disait-elle. Tu as des yeux toi! Et bien, sers-t’en!

Vlan. Sans chichi. Gare à celui qui osait appuyer sur ce bouton qui délivrait la voix française. Il aurait reçu quelque chose par la tête. Elle avait beau ne pas voir, elle savait viser. J’en ai vu qui se sont pris des bols de bonbons, une pantoufle, une balle de laine (pas trop douloureux, mais celui qui l’a reçue en pleine gueule avait deux ans…), un carton de cigarettes complet et même ses lunettes par la tête. Ne JAMAIS interroger la française… le mot avait fini par circuler et les lancers se sont calmés.

- - Angelo!

Par deux fois, en mission, j’étais seule. Je n’ai jamais compris pourquoi je devais aussi mettre le plan à exécution, parce que MOI je savais ce que le mot codé cachait. Mais elle avait insisté lorsque je lui avais demandé pourquoi :

- - Il ne faut pas que tu t’enrouilles. Tu dois rester très vive à chaque fois. Je dis le code, tu mets le plan à exécution.

Une chose cependant, lorsque j’étais seule, il lui est arrivé de dire :

- Porte-monnaie sac à main, un.

Cela voulait dire 100 $! C’était sa façon de me remercier pour ma discrétion. Mais cent minutes à passer en dehors de la maison, c’est long.

Alors j’ai commencé à tricher. Et j’ai aussi montré aux petits à tricher dans la mission. Devant la maison, il y avait un immense cèdre, taillé en grosse boule, style boule de l’expo 67. Alors si une mission avait lieu durant l’hiver, et bien on se réfugiait de l’autre côté de la boule, côté rue. Et je me mettais les billets dans les poches. Et on faisait parler la française :

« Il est – Il est – Il est deux – Il est deux – Il est deux heurE et cinquantE cinq minutEs »

« Il est deux – Il est deux heurE et cinquantE six minutEs »

- - OK ça va faire! Chacun notre tour sinon, je vais dire que vous avez joué avec l’horloge de table!

La menace marchait à tout coup.

Quand j’y repense, c’est drôle de se dire qu’on se cachait. Elle était aveugle. On aurait tout aussi bien pu s’asseoir sur le perron ou aller dans la cour arrière ou jouer au parc en face. Mais l’entente était qu’on ne devait pas se trouver sur la rue ni autour de la maison. On devait aller à un endroit d’où on ne voyait pas la maison, « pas même son toit », elle avait insisté là-dessus. Mais quand c’était l’hiver, nos parents nous interdisaient d’aller en haut de la côte, et en bas, et bien les gens ne toléraient pas qu’on joue sur leur terrain. Les missions étaient compliquées l’hiver.

Quand la mission avait lieu l’été, c’était plus agréable. On montait la côte et on allait à la « Tabagie chez Sandra ».

Je nous imagine nous, trois-quatre petits culs, les poches remplies d’argent. Trente-cinq dollars de jujubes à la cenne, ça en fait du mal de cœur. Et des chocolats, et des jus en sacs transparents. Des pailles avec de la poudre, des tubes de cire avec du jus, des popsicles, des gommes avec du jus, des gommes avec des blagues, des poubelles avec des bonbons poudreux en forme de déchets à l’intérieur, des gommes au savon, des jujubes en forme de bouches, de pieds, des casses-gueules plus gros que nos bouches, des sacs de chips à 25 sous, des bouteilles de liqueur au crème soda… Et des sacs à surprises. Les fameux sacs à surprises que nos parents ne voulaient jamais acheter. On pouvait s’offrir tout ce qu’on voulait… et évidemment, sous réserve de l’approbation de celle qui possédait l’argent : MOI!

Toute cette histoire de mission a commencé un jour d’automne, en fin d’après-midi.

[à suivre]

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